Elections régionales : comment le thème de la ruralité s’est invité dans la campagne

Article Le Monde

2021 06 06 LM    Article Le Monde du 6 juin 2021

 

Plus d’un an après le début de la pandémie liée au Covid-19, listes spécifiques et partis traditionnels ont fait des territoires l’une des grandes causes régionales.


Sourire franc et fine moustache, le visage d’Eddie Puyjalon s’affiche, en ce mois de juin, à côté de celui de Jean Lassalle, sur les tracts pour les élections régionales en Nouvelle-Aquitaine. Ensemble, ils veulent « faire de la ruralité la grande cause régionale », après plus de « vingt ans, sans [que l’on en ait] entendu parler », affirme M. Puyjalon, tête de la liste Mouvement de la ruralité.

Alors que la prise en compte des territoires s’est imposée dans cette campagne comme une des priorités des partis traditionnels, M. Puyjalon a, lui, décidé d’en faire la raison d’être de son mouvement – en renommant, en 2019, sa formation politique déjà existante depuis 1989 : Chasse, pêche, nature, traditions. Dénonçant « l’amplification de l’agribashing », ce supposé dénigrement systématique de l’agriculture, il a senti « l’urgence à défendre cette ruralité, qu’on adore tous ». Une ruralité « montrée du doigt et abandonnée par les services publics », estime-t-il. Dans le viseur : la critique du système agricole intensif par les défenseurs des animaux et de l’environnement.

« Sommes-nous des sous-hommes ? »

Plus largement, Le Mouvement de la ruralité dénonce l’enclavement des territoires ruraux pour cause de « routes peu adaptées et de gares ou lignes ferroviaires fermées », la perte d’emplois liée à la désindustrialisation des territoires, et la « métropolisation » aux dépens des villes moyennes. « Sommes-nous des sous-hommes ? Pourtant nous payons nos impôts comme tout le monde, mais nous n’avons pas accès aux mêmes services », regrette encore M. Puyjalon, que la question anime, alors qu’il se trouve à l’autre bout du fil, quelque part entre Limoges et Bordeaux.

Si la ruralité est devenue un thème de campagne majeur de ces élections régionales et départementales, c’est d’abord, selon Philippe Subra, directeur de l’Institut français de géopolitique à l’université Paris 8, une conséquence de la pandémie de Covid-19. Alors que les villes étaient jusque-là synonymes de dynamisme culturel et professionnel, elles ont perdu de leur attractivité, devenant au fil des confinements « des endroits difficiles à vivre en comparaison des campagnes », explique M. Subra.

« Un héritage du mouvement des “gilets jaunes” »

Une analyse que partage François Pirola, directeur adjoint de la campagne de Najat Vallaud-Belkacem en Auvergne-Rhône-Alpes. De plus, d’après lui, à « l’attrait pour une vie meilleure en dehors des villes » lié à la crise « s’ajoute un héritage des “gilets jaunes”, qui déploraient déjà le départ des entreprises vers les villes, se disant oubliés et trop peu pris en charge par les politiques publiques ». Dans la grande région de douze départements, l’équipe de Mme Vallaud-Belkacem estime ainsi que la ruralité doit être au cœur de sa campagne, face à une « réalité sociétale, sociale, démographique et politique [dans les territoires] plus importante et plus visible » qu’auparavant, expose encore M. Pirola.
« J’ai toujours habité entre Paris et Villeurbanne, et cela ne changera pas », avait ainsi affirmé, en mars, l’ancienne ministre socialiste, au quotidien La Montagne, comme pour prouver son ancrage local. Pour rassurer ceux qui craignent que sa politique ne soit tournée davantage vers l’ancienne région Rhône-Alpes aux dépens de l’autre ancienne région auvergnate, Mme Vallaud-Belkacem a choisi Olivier Bianchi, maire socialiste de l’ancienne capitale régionale Clermont-Ferrand, comme directeur de campagne – au côté de Jean-François Debat, maire de Bourg-en-Bresse (Ain).

« Colère et ressentiment »

Ce sont deux élus locaux de l’une et l’autre des anciennes régions, car ces nouvelles collectivités, issues de la réforme territoriale de 2015, sont encore une source d’inquiétude pour les habitants des territoires, en particulier de ceux des anciennes régions absorbées. Dès les prémices du projet de fusion, les villes moyennes ont craint de perdre leur attractivité et leurs services publics au profit des nouvelles capitales régionales, souvent des métropoles dynamiques au rayonnement national. Cela « a nourri une colère et un ressentiment chez ces populations qui estiment avoir été oubliées », explique Philippe Subra.

Difficile de voir cette réforme d’un bon œil lorsqu’on habite une région qui « perd le statut de capitale régionale, certains services de l’Etat, ou encore des maternités »

Un sentiment à la réalité pourtant « tout à fait contestable », juge-t-il, rappelant que la priorité de la première mandature régionale post-fusion avait été de « rassurer les territoires absorbés en leur laissant, notamment, certaines de leurs anciennes compétences et emplois ». Mais il est difficile de voir cette réforme d’un bon œil, concède le géopolitologue, lorsqu’on habite une région qui, dans la réorganisation, « perd le statut de capitale régionale, certains services de l’Etat ou encore des maternités ».

C’est justement contre cette « centralisation des pouvoirs publics » que Brigitte Klinkert, actuelle ministre déléguée à l’insertion et tête de la liste La force de nos territoires pour le Grand Est, veut s’engager. D’après l’analyse de Rachel Thomas, chargée du pôle idées de sa campagne, la région ne doit être que « l’assemblier d’un fort maillage territorial ». La liste soutenue par la majorité présidentielle veut ainsi « désigner des vice-présidents dans chaque ancienne région » et, à terme, « mettre en place des budgets territoriaux mobilisables en proximité avec les besoins », poursuit la conseillère régionale sortante, rappelant que les ruralités sont « différentes en Alsace et en Champagne-Ardenne ».

Un thème de campagne du RN

En Auvergne-Rhône-Alpes, les candidats des deux partis historiques – Laurent Wauquiez pour Les Républicains et Najat Vallaud-Belkacem pour le Parti socialiste – se livrent une bataille quant à leur image de proximité avec les territoires. D’un côté, le président régional sortant se veut le porte-parole de la ruralité. Ancien maire du Puy-en-Velay (Haute-Loire), il avait annoncé sa candidature depuis une entreprise de Tarare (Rhône) et présenté sa liste départementale dans le Puy-de-Dôme depuis une ferme.

En face, Najat Vallaud-Belkacem est souvent accusée de parachutage. Elle avait ainsi créé la polémique, en avril, en ne parvenant pas à trouver le nom du chef-lieu de l’Allier, département de l’ancienne région Auvergne, lors d’une interview sur BFM Lyon. « C’était une maladresse de campagne qui ne reflète pas la réalité », estime François Pirola, ajoutant que ces propos ont été instrumentalisés. Mais l’équipe s’en « serait bien passé », concède-t-il à demi-mot.

Enfin, si la ruralité est au cœur de ces élections régionales, c’est aussi, selon Philippe Subra, parce que le Rassemblement national (RN) en a fait l’un de ses thèmes de campagne favoris, avec la sécurité. Ainsi, la formation politique d’extrême droite s’est emparée de la déception des électeurs ruraux, « contraignant les autres partis à traiter le sujet pour ne pas risquer de faire des territoires la chasse gardée des équipes de Mme Le Pen », analyse M. Subra. Le risque politique pour les autres partis étant que, malgré leurs efforts, « les urbains votent davantage pour les listes LREM et Les Verts, alors que les ruraux voteraient massivement RN », poursuit-il. Selon une étude de l’Insee, publiée en 2019, 62 % des Français vivaient, en 2016, en dehors des zones « densément peuplées ».

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